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Oser sortir des frontières

Texte paru en 2011 sur le blog de la maison d'édition Planète Rebelle

(https://www.planeterebelle.qc.ca/blog/oser-voir-les-frontieres)

Photo : Oscar Aguirre



Perception de l'évolution actuelle du conte au Québec Certains conteurs m’ont déjà dit que le renouveau du conte au Québec a près de 25 ans. Il a donc mon âge, mais je n’ai pas sa maturité. J’ai connu le conte au détour de 2005. Depuis, je m’intéresse au conte par une sorte de séduction qui me fait réfléchir, certes, mais qui me laisse aussi parfois perplexe. Le développement de la discipline du conte me pose question sur le plan tant de l’organisation et de la création que des questions marchandes.

Oser sortir des frontières L’art du conte est jeune dans nos sociétés occidentales contemporaines (1) ; il peut être considéré parfois comme l’enfant découvrant le monde. Devant cet enfant, on peut se demander : « quand »… Quand pourra-t-il marcher, quand deviendra-t-il autonome, quand ira-t-il à l’école, quand fera-t-il ses premières expériences, quand entrera-t-il sur le marché (celui du travail, de la consommation) ? Une question se distingue toutefois des autres : quand osera-t-il ? Oser est l’opposé de consolider. Oser est une action propre à un esprit capable de reconnaître limites et frontières, de se projeter dans l’inconnu, puis de trouver l’effervescence nécessaire pour faire le pas vers l’ailleurs, de l’autre côté de la frontière. Un pas a été franchi par quelques défricheurs au siècle dernier, lorsqu’ils ont emmené le conte dans la modernité (2). Mais le pas suivant se fait toujours attendre. Certains diront : dépasser les frontières… Mais quelles sont-elles et pourquoi vouloir les identifier ?

Les frontières Le conte n’est pas encore prisonnier de définitions et de méthodes. Pourtant, j’ai la ferme impression que nous avons forgé malgré nous, ou grâce à nous, une définition de comment on pratique le conte. Cette définition est en train de se vivre, tous les jours, dans nos choix artistiques et organisationnels. Pensons à l’utilisation systématique de l’espace scénique, à l’instauration d’une valeur marchande de nos performances et à la linéarité du fil narratif du conteur qui DOIT être limpide. Ces trois paramètres ne sont pas dictés par une école, un groupe, une institution. Non, ils émanent de l’ensemble des pratiques singulières, tels des habitus (3) du conte performatif.

Trois paramètres de la pratique actuelle Comme pour la linéarité narrative et la valeur marchande, l’importance de la scène est modulable. Parfois, dans un café, simple espace scénique, elle peut également être une scène institutionnelle comme celle du Monument National, ici, à Montréal. Entre les deux, pour reprendre la méthode d’analyse développée par Jacques Falquet (4), il y a un spectre, dépendant de la praxis actuelle, qui tire plus d’un côté que de l’autre. Présentement, avec la professionnalisation du conte, le spectre se rapproche toujours plus de la scène institutionnelle jusqu’à en devenir le but à atteindre. La linéarité narrative impose quant à elle aux conteurs d’être compréhensibles. Si le contenu peut avoir plusieurs niveaux, la narration doit simplement les révéler, sans entraves. Les jeux formels sont toujours possibles, mais ils ne permettront jamais au conte de tomber du côté de l’abstraction. Toujours, la transmission doit avoir lieu, à tout prix. La performance du conteur se retrouve ainsi dictée par les lois de la communication. Nous sommes loin du Nouveau Théâtre Expérimental (5), des pratiques de danse contemporaine et de l’art actuel qui se permettent l’abstraction. Pour ce qui est de la valeur marchande, elle me pose encore question. Jusqu’à quel point modifie-t-elle nos créations, notre diffusion, notre milieu ? Une littérature imposante s’érige sur la question de l’industrie culturelle et de la marchandisation de l’art. Ce qui est certain, c’est que la professionnalisation du conte se fait présentement en suivant le chemin qui mène à cette industrie. Nous sommes ici dans le monde de la consommation, des lois du marché et de l’industrie culturelle (6). Ces lois qui prennent, d’après moi, de plus en plus de place, nous restreignent très certainement. N’est-ce pas là une frontière ?

Oser collectivement Oser, c’est donc aller ailleurs que sur ces trois chemins bien balisés. Certains osent, mais ils osent seuls. Leurs démarches solitaires ne participent pas à créer une force qui amène réellement la pratique du conte à emprunter d’autres chemins. Toutefois, n’oublions jamais que la définition proposée plus haut n’est pas spécifique au conte. Rien n’est spécifique au conte, sauf peut-être un vaste assemblage de plusieurs éléments. Ce que j’ai décrit est plutôt un triptyque d’éléments qui orientent les conteurs et tous ceux qui les entourent, public inclus. Ces codes forment des frontières aux barbelés d’autant plus acérés que nous sommes incapables de les voir collectivement.

Une fois les frontières franchies Les chemins pour oser sont multiples. Souvent, ils se situeront dans la recherche formelle par la déconstruction de l’espace de performance ou l’abstraction du récit, par exemple. Puis, pourquoi ne pas aller voir du côté du conte conceptuel ou du conte contextuel (infiltration dans l’espace du quotidien) ? Disséquons l’intangible posture du conteur et remettons en question le rôle du public ! Amusons-nous à explorer les derniers retranchements de la parole contée. Soyons prêts à marcher en terrain miné s’il le faut. Tant que nous oserons, nous ne pourrons nous tromper. Le conte se diversifiera dans sa forme et s’approfondira dans sa recherche, mû par la seule volonté de se découvrir et de s’expérimenter.

Nicolas Rochette, juin 2011

Notes : 1. En parlant de la pratique contemporaine telle qu’on peut la percevoir depuis les années 1970, dans la lignée de la professionnalisation des conteurs. Comment se définit cette nouvelle pratique ? Je remets à plus tard ou à d’autres le soin d’en cerner les traits. 2. Voir Christian-Marie PONS. Contemporain, le conte ?, Montréal, Planète rebelle, 2001, p. 10. 3. Les individus d’un groupe donné peuvent voir leurs comportements, leurs goûts et leurs « styles de vie » se rapprocher jusqu’à créer un habitus. Ce qui donnera des grilles d’interprétation pour se conduire dans le monde. L’habitus est alors la matrice des comportements individuels. La notion d’habitus a été grandement développée en France par Pierre Bourdieu. Voir Pierre BOURDIEU. Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980. 4. Voir http://conte-quebec.com/images/JFalquet_Conte_2009.pdf 5. Compagnie montréalaise fondée dans les années 1970 par Robert Gravel, Jean-Pierre Ronfard et Pol Pelletier. Robert Gravel se rappelle ce qui taraudait Jean-Pierre Ronfard : « Moi, ça y est j’en ai marre… Il faut faire des choses… non mais c’est vrai ! Il faut trouver un endroit où on pourra faire ce qu’on ne peut pas faire ailleurs !!! » In Robert Gravel. J’ai donné ma jeunesse au TEM, TRAC 1, Montréal, 1976. 6. Pour paraphraser Robert Richard (in Robert Richard. « Le coup de l’autoroute », Liberté, n° 290, p. 29-30.), l’industrie culturelle veut « transformer le peuple en public » et s’assurer qu’il ne vienne jamais à l’esprit de ce public de se reconstituer en peuple. Ainsi, qui le conteur regarde-t-il dans les yeux ? Citoyen ou consommateur ?

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