Y a-t-il un conteur aux commandes du récit ?
Le conte serait impliqué dans le braquage du siècle, ce que Christian Salmon qualifie d'« incroyable hold-up sur l'imaginaire ». Dans son essai Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, paru en 2007, cet écrivain et chercheur français sur le langage explique comment, selon lui, « l'empire a confisqué le récit. »
Convoitises autour de la puissance du conte
Les faits remontent aux années 1970. À Jonesborough (Tennessee), Jimmy Neil Smith organise le premier National Storytelling Festival pour ranimer et perpétuer une tradition aussi vieille que l'humanité. Mais pas seulement...
Ce professeur de journalisme entend répandre l'art de conter dans les différentes sphères de la société (politique, communautaire, éducative, etc.). Il perçoit, en effet, le conte comme un puissant levier de changement à mettre au bénéfice de tous. Son International Storytelling Center, qu'il fonde en 1975, expose sa vision : « a better life, a better world, through the power of storytelling. »
Sans préciser si les efforts de M. Smith en sont la cause, Christian Salmon explique que dans les vingt ans qui ont suivi le premier festival de Jonesborough, la société occidentale a connu ce que des chercheurs en sciences sociales ont appelé le narrative turn. Cette évolution nous a fait entrer dans un « âge narratif » où le récit mène le monde et le conte se répand dans bien des domaines.
Les premiers artisans de ce nouvel âge sont les spécialistes de la communication marketing. Dans les États-Unis des années 1990, le branding a cédé le pas au storytelling, nous indique l'auteur. Depuis, les entreprises s'efforcent de conter leurs histoires, en les travaillant et les retravaillant, de manière à les rendre toujours plus proches des histoires et aspirations personnelles de leur clientèle. On ne vend plus des produits, mais des histoires dont les produits sont les indispensables accessoires. Cette tendance continue de s'imposer aujourd'hui; c'est ce que laisse entendre un magazine économique français, cité par M. Salmon, en affirmant en 2006 que « la puissance des contes ne s'est jamais démentie. »
La méthode ainsi éprouvée, les responsables marketing, autoproclamés « mythmakers », sont pour la plupart devenus « gourous du management », recrutés afin de motiver les travailleurs et minimiser la perte de productivité; d'autres ont, quant à eux, été engagés par des administrations gouvernementales pour structurer nos démocraties autour de grands récits nationaux. À ce titre, Christian Salmon met en évidence la trame narrative qui sous-tend les deux mandats de George W. Bush, et décrit l'entourage présidentiel, composé de littéraires et de publicitaires, à l'œuvre dans cette mise en scène.
Quand la fiction s'impose au réel L'une des raisons de ce renouveau du conte tous azimuts tient au pouvoir que l'on attribue à la fiction sur le réel. Depuis le siècle dernier, le cerveau humain est perçu comme une machine qui répond, comme toute machine, à des commandes. Les histoires sont un de ces leviers et leur capacité à atteindre notre inconscient en fait, aux yeux de certains, l'un des plus puissants.
Si l'on met de côté cette aptitude supposée du récit à guider nos actes individuels, on peut tout de même constater son impact sur nos perceptions collectives. Combien de peuples voisins, d'hier à aujourd'hui, n'ont-ils pas nourri une haine réciproque en s'enfermant chacun dans sa propre version, évidemment partielle et partiale, de leur histoire commune? Combien de minorités n'ont-elles pas été assimilées de force par la dilution de leur histoire dans celle de la majorité?
Pour Christian Salmon, le storytelling a bénéficié d'une conjoncture favorable : celle de la proclamation de la fin de l'Histoire à la suite de la chute de l'URSS. À mesure que des mythes structurels s'effondraient, des angoisses ont émergé face à l'inconnu du siècle qui s'annonçait. « Toute une génération s'est ainsi trouvée dans une impasse narrative », explique l'écrivain, ce qui a provoqué une certaine urgence à reprendre le récit, quitte à se mettre soi-même en scène.
Aujourd'hui, récits institutionnels et récits individuels se mêlent pour former une épopée dont chacun d'entre nous est le héros. Mais la multitude ne garantit pas la diversité. On observe, en effet, une tendance à l'uniformisation du récit. Tendance que l'on pourrait faire remonter à la naissance du monomythe, tel que théorisé par Joseph Campbell en 1949. Selon ce mythologue américain, tous les mythes suivent les mêmes schémas archétypaux : quelques ingrédients suffiraient ainsi à faire une bonne histoire à coup sûr – ou presque. Cette recette est particulièrement appréciée à Hollywood qui l'utilise au moins depuis la Guerre des étoiles de George Lucas, selon les aveux du réalisateur lui-même.
Christian Salmon met en garde, et c'est là le propos principal de son essai, contre l'émergence d'une véritable dictature par la fiction. Il parle, entre autres, d'une « injonction aux récits » qui contraint les individus, au travail ou sur les réseaux sociaux, à se raconter pour exister, et il met en avant une rétroaction perfide où les récits de vie sont collectés et renvoyés, après correction, vers leurs auteurs. On ne dit pas seulement sa vie, on se la fait dire.
Plus largement, cela met en cause un multiculturalisme naïvement convaincu que toutes les cultures sont sur un pied d'égalité. Il en est une qui, de par la position dominante de son modèle économique, mine les autres de l'intérieur en prenant possession de leurs membres. La vie de Namrata/Naomi en est une forte illustration : cette jeune Indienne, contrainte de jouer les Américaines pour son travail dans un call center, a fini par devenir son personnage à force de s'abreuver de culture américaine. Christian Salmon parle d'« âmes délocalisées » et cite le réalisateur du documentaire John & Jane sur ce phénomène d'acculturation : « Ils formatent nos goûts et notre esthétique, et dans une certaine mesure, sans que cela signifie qu'ils y réussissent, notre identité. »
L'ennemi, c'est l'histoire L'usage du récit pour imposer une pensée unique suffirait à lui seul à créer et justifier des résistances. Le conteur Jean-Marc Massie l'a mentionné dans son Petit manifeste à l'usage du conteur contemporain en reprenant les critiques portées contre la société du spectacle.
Néanmoins, Christian Salmon évoque une autre raison d'agir pour sortir de ce « nouvel ordre narratif » : le recul de l'empirisme. Il rapporte ainsi les propos de Lynn Smith, éditorialiste au Los Angeles Times, qui soulignait en 2001 certaines inquiétudes: « Les histoires sont devenues si convaincantes que des critiques craignent qu'elles ne deviennent un substitut dangereux aux faits et arguments rationnels. » Six ans plus tard, le premier musée créationniste, défendant la Genèse biblique comme une vérité scientifique, était inauguré au Kentucky, alors que Conservapedia se lançait à l'assaut de Wikipedia.
L'histoire est devenue l'ennemi, et si le conteur peut en être l'évident complice, il peut aussi profiter de sa proximité avec la bête pour en être le pourfendeur.
Jean-Marc Massie, se référant à l'essayiste jésuite espagnol Baltasar Gracián, proposait ainsi d'adopter une posture d'esquive : « le conteur explorera les limites du discours marchand afin de faire sa part pour le subvertir. » Christian Salmon estime quant à lui qu'il faut aller plus loin : il cible non seulement le contenu du récit dominant, mais sa structure narrative elle-même, et nous invite à la refuser, à offrir « rien de moins qu'une contre-narration. » Il cite également Lars von Trier et son manifeste intitulé Défocaliser, un appel à lutter contre notre penchant naturel à relier les éléments disparates de notre environnement pour lui donner du sens. « Le défi ultime du futur est de voir sans regarder », écrit le cinéaste danois. Appliqué au conte, cela devient une invitation à entendre sans écouter et, plus difficile encore, à conter sans narrer. Tout un défi pour reconquérir le récit!
(Texte de Kevin Gravier paru en novembre 2013 dans le Bulletin du RCQ)
Salmon, Christian. Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. coll. Poche, La Découverte, France, 2008.